Le 26 février 2013 – En Attendant l’éclaircie, deuxième jour.
Ma chère A.
Hier nous avons vu Jeden. Aujourd’hui nous devons réagir, nous devons répondre à ce que nous avons vu. J’étais placé en haut du gradin, côté jardin. Je ne sais pas où tu étais placée. A un moment du spectacle, je me suis senti traversé par une série d’interrogations dont je ne sais si elles relèvent de constructions relatives à notre projet d’écriture éphémère et partagé, où si elles en dépassent fondamentalement le cadre. Je me suis posé la question de la légitimité de ma prise de parole, ou plus précisément de la possibilité qu’il y ait une oreille désireuse de l’entendre.
Est-ce que quelqu’un a envie de m’entendre ? Est-ce que je parle à quelqu’un, ou bien est-ce que je parle tout seul ?
Matériellement, c’est un fait, l’écrivain s’exprime seul, il ne reçoit par essence aucune réponse.
La perspective angoissante de l’inutilité ou de la gratuité de ma production, en même temps que l’urgence et la précarité caractérisées de notre situation, semblèrent alors me placer, malgré moi, à la proue d’un improbable catamaran lancé à toute vitesse dans une course en solitaire. Par moins douze ou quinze degré de température, sans doute aux alentours de deux heures du matin et vers le milieu de l’Atlantique Nord, je me hissai sur le haut du pont, et je hurlai un message personnel dans le vent fracassant et glacé de la mer ; je publiai désespérément un post maritime sur le blog impalpable d’une houle capricieuse.
Des expériences scientifiques officieuses font état de propriétés cachées de la mer, des propriétés étonnantes liées à la conduction d’informations, conséquences d’une possible mémoire magnétique de l’eau*. Un message hurlé par 30° de latitude Nord à l’avant d’un quelconque objet flottant pourrait ainsi glisser sinueusement à la surface de l’eau, sous la forme probable d’un signal électrique qu’il faudrait alors reconstituer de l’autre côté du globe en une suite aléatoire de zéro et de un. L’océan deviendrait une plateforme numérique vivante, un réseau aqueux défiant toutes proportions. Si alors nous embarquions toi et moi, ensemble ou séparément, à bord d’un de ces trimarans aux couleurs peut-être de Bouygues Télécom ou de SFR-Le Neuf, et que nous envoyions simultanément ou alternativement des messages au reste du monde, ils auraient une chance d’être reçus et décodés par un hypothétique récepteur inconnu.
Je sorti du théâtre, perdu dans ces pensées flottantes et empruntai sans te croiser le couloir qui mène aux waters. Je cru à une erreur quand derrière la porte blanche des cabinets se profila l’étroite paroi d’un nouveau couloir. Machinalement je poursuivi ma route ainsi entamée, laissant se dissiper derrière moi le souvenir des voix et des rires du public encore assemblé dans le bar.
Je crois que je me suis perdu.
Je poussai une seconde porte, puis une troisième, et j’entrai enfin dans un petit bureau dans lequel on avait déposé un grand sac en plastique noir fermé par les deux bouts, qui semblait contenir une forme inerte dont je saisi instantanément la réalité avec effroi.
-Aurianne ? Est-ce que c’est toi ? Qu’est-ce qu’ils t’on fait ?
Tu ne répondis-pas, mais le sac laissa échapper un insondable mouvement. Je fus pris de vertige en imaginant un instant que peut-être ce n’était pas toi, mais ma propre parole qui était enfermée dans ce sac. Quelqu’un l’avait isolée dans cette pièce, au bout de ce couloir, pour en achever l’inutilité.
J’ouvris pourtant le sac et ce que j’y découvrais découpa dans ma tête comme un espace de perplexité et de fascination.
Dans le sac il y avait un bocal.
Dans le bocal il y avait un papillon.
Faut-il ajouter quelque chose à cette démonstration ? Comment ne pas croire après cette expérience qu’il existe une toile cachée qui structure et lie l’ensemble de nos messages et de nos prises de paroles ? Nos propositions symboliques infusent l’atmosphère comme du dioxyde de carbone, et rien ne nous permet d’envisager quelle photosynthèse en révèlera demain le contenu.
Je dois maintenant abandonner mon clavier, car un petit enfant me réclame à son tour une dose de symbolique (le symbolique est le vecteur unique de toute relation humaine). J’attend avec plaisir ta réponse et le moment ou peut-être on se perdra ensemble dans un couloir obscur.
Bien à toi
J.
*sur ce sujet, lire le roman d’Aurélien Bellanger La Théorie de l’information.